Re-naître animal

« Un jour, passant près de quelqu’un qui maltraitait son chien, on raconte que Pythagore fut pris de compassion et qu’il adressa à l’individu ces paroles : "Arrête et ne frappe plus, car c’est l’âme d’un homme qui était mon ami, et je l’ai reconnu en entendant le son de sa voix"  » Vies et doctrines des philosophes illustres, Diogène Laërce.

En mars 2012, Lawrence Anthony, mourrait d’une crise cardiaque à Thula Thula, dans une réserve du Zoulouland. Cet environnementaliste avait consacré sa vie à la protection et la sauvegarde des éléphants, notamment en Afrique du Sud et au Zimbabwe.

Deux jours après son enterrement, sa femme et ses fils découvraient au petit matin une vingtaine d’éléphants sauvages regroupés devant leur maison au cœur de la réserve. Le troupeau, dirigé par les deux femelles les plus âgées, était sorti de la forêt et avait parcouru de nombreux kilomètres pour venir le saluer une dernière fois, de la même façon que le font habituellement les éléphants lorsque l’un d’entre eux meurent. On dit que les éléphants ont conscience de la mort et qu’ils éprouvent un sentiment de deuil face à la mort d’un de leurs congénères. En règle générale, ils reconnaissent le squelette, soulèvent les os délicatement, les hument, tournent autour puis repartent après un long moment. A Thula Thula, après deux jours et deux nuits passés à humer les parages de l’habitation de Lawrence Anthony, ils sont repartis dans la forêt.

Si Lawrence Anthony n’est pas né éléphant, il est mort « en éléphant  », honorer selon la « tradition pachydermique ». Depuis, nous pouvons supposer qu’il a rejoint un clan d’éléphants et qu’il est devenu l’un de ses membres. Quoi de plus naturel, qu’après avoir traversé sa vie d’humain au contact des éléphants, il re-naissent éléphant. Pendant plus de quarante ans, il a été complètement animé par la cause de ces animaux parmi les plus anciens de la planète. D’une certaine façon, Lawrence Anthony était « habité » par les éléphants : peut-être était-il, qui sait, un ancien éléphant dont l’âme avait migré dans un corps d’être humain. Il estimait que l’homme, partie intégrante de la nature, ne pouvait survivre s’il se coupait du monde animal et végétal. Comme d’autres pensent que la survie de l’homme passe par celle des abeilles, Lawrence Anthony estimait que sa propre survie passait par la survie des éléphants. Une manière de rappeler que la vie, quelle quel soit, passe par la préservation et l’équilibre des écosystèmes.

Lorsque nous parlons de re-naître éléphant, cela ne signifie pas se réincarner en pachyderme mais que, dans le cas présent, l’âme de Lawrence Anthony a peut-être migré dans un corps d’éléphant. Une référence à ce que les Grecs dénommaient la palingénésie, la « nouvelle naissance », et ce que l’hindouisme désigne par métempsycose : « A la façon d’un homme qui a rejeté ses vêtements usagés et en prend d’autres, neufs, l’âme incarnée, rejetant son corps usé, voyagent dans d’autres qui sont neufs » Bhagavad-Gîtâ (II, 22).

La notion de métempsycose s’appuie sur les liens et les formes de parentés qui ont pu se développer lors de la vie précédente. Une raison supplémentaire de penser que l’âme de Lawrence Anthony habite aujourd’hui un corps d’éléphant : en tant qu’humain, il a « pensé » sa vie en éléphant. D’abord en apprenant à les connaître et les re-connaître, mais aussi et surtout en leur redonnant un territoire et en les protégeant de la prédation humaine. Des liens indéfectibles tissés au fil des années qui l’ont progressivement fait passer de sa condition d’humain à celle de pachyderme. Lawrence Anthony ne pensait pas le monde en tant qu’être humain mais à mi-chemin, à l’équilibre entre humain et éléphant. Jusqu’à ce que la mort le rattrape et que les éléphants en fassent l’un des leurs. En quelque sorte, la nature a repris ses droits et remis l’homme à sa juste place, celle d’un animal.

Dikann, 2012

- Texte paru dans la revue Kitej