« J’ai vu un jour cent mille enfants serrer dans leur poing l’étendard de l’amour révolté / Ce pur élan de vie jeté en pâture aux chacals et aux requins, ce pur élan de vie, ce cri de rage, alertez les bébés… » Alertez les bébés, Jacques Higelin
Tous les philosophes ont réfléchi sur la mort, très peu sur la naissance. L’un d’entre eux, Cioran, estimait que l’essentiel consistait à ne pas naître. Selon lui, la vie ne devient un problème qu’à partir du moment où elle est constituée. Alors qu’avant et après, il n’y a aucun inconvénient. Le fait majeur, c’est que nous n’avons aucun pouvoir sur notre propre naissance.
Si nous partageons en partie cette analyse, nous réfutons en revanche que toute vie constituée soit le commencement des problèmes. En postulant que le bébé, dans le ventre de sa mère, vit dans un monde d’osmose, de fusion, d’allégresse, d’extase, en un mot de « Tout Monde », alors nous pensons que c’est la « venue au monde » qui constitue le vrai problème.
Naître, c’est entrer dans un espace-temps, dans un conditionnement, dans des limites. Or n’est-ce pas l’illimité que nous recherchons ? Et cet illimité n’est-il pas justement ce que nous vivions en tant que fœtus, dans le ventre maternel ? Dans la matrice, le bébé vit « l’Unique » : il a accès à l’intériorité d’autrui et il ne fait qu’Un avec tout ce qui l’entoure. Mais la douleur va l’obliger à quitter cette unité et il va alors vivre une expérience psychique d’une intensité inouïe.
Dans le ventre de la mère, plus le temps passe, plus l’espace se fait étroit. Le bébé n’a en fait pas d’autre choix, sous peine de mourir, que de passer dans un tunnel sans fin. Ce parcours se fait au prix de violents efforts et dans une grande souffrance. Le bébé est alors acculé à faire un choix cornélien : s’extirper par la force de la matrice maternelle qui est le seul univers qu’il aime et qu’il connaisse, ou alors mourir. C’est là qu’intervient un premier traumatisme, car pour vivre, le bébé doit quitter son « Tout Monde ».
A peine sorti de cette première épreuve traumatisante, il va en subir une seconde, extrêmement violente lorsque le cordon ombilical le reliant à sa mère est rompu. C’est le second traumatisme, ce que Françoise Dolto appellera la première castration.
Puis le nouveau-né se retrouve subitement dans le « tout voir » lorsqu’il entre en contact pour la première fois avec des humains. Il est alors dans un état de conscience autre que celui que nous connaissons puisqu’il ne connaît pas l’intériorité des humains qui l’entoure. Il découvre ainsi que ces humains sont dépourvus d’amour par rapport à son « Tout-Monde » qui était tout-amour. Une sensation de trahison très violente l’envahit : il vient de quitter un monde parfait pour un monde imparfait. Il est submergé par l’horreur et sa souffrance est telle qu’il ne peut supporter cette révélation.
Pour survivre, le nouveau-né va alors faire appel à un mécanisme de défense qui va lui permettre de ne pas voir la réalité. Un peu comme s’il plaçait devant ses yeux un écran pour « tamiser » la lumière trop crue du monde des humains. On retrouve cette notion sous forme de paraboles le plus souvent, dans de très nombreux textes sacrés : durant toute sa vie, son passage sur terre, l’être humain est plongé dans une sorte de sommeil, et c’est par le chemin spirituel qu’il pourra atteindre l’éveil. Les termes peuvent varier : sommeil, illusion, inconscience, termes qui désignent tous une incapacité à avoir un accès direct à la réalité. Quelque chose est là qui empêche de « voir », qui s’interpose, qui sépare…
Il s’agit sans doute, comme le souligne Georges Devereux, d’une toute première renonciation à l’identité ou d’un déguisement pour lutter contre la destruction dans une situation d’extrême vulnérabilité. La genèse du Moi effectif du nouveau-né se déroulera contra mundum lors d’une série d’accouchements psychiques et de dégagements qui débutent par un seul mot, un seul acte : Non ! C’est ce processus complexe de constitution de l’identité autonome, régulièrement empêché par tout ce qui limite l’intégration de l’identité dans l’espace (corps fragmenté, organes hiérarchisés, parties viles ou nobles, etc.) et le sens de la continuité de cette identité à travers le temps (sens du vécu détruit par les impératifs d’obéissance aveugle par exemple), qui permettra au nouveau venu de traverser aussi bien que possible cette expérience qu’on appelle communément la vie.
Dikann, 2012
Texte paru dans la revue Kitej