Cartographie de l’inconscient

Cartographie de l’inconscient

La cartographie est une pratique animale. Quel que soit l’environnement naturel dans lequel ils évoluent, les animaux cartographient leur milieu en définissant des zones d’habitat, d’abri, de chasse, de réserve alimentaire et de reproduction. Les hommes n’ont pas échappé à cette pratique millénaire. Eux aussi ont cartographié leur environnement en délimitant leurs territoires, leurs pratiques, mais aussi leurs organisations matérielles et symboliques. Ils ont également cartographié leurs mythes et leurs rêves.

En paraphrasant le philosophe Gilles Deleuze et le psychanalyste Félix Guattari, la cartographie telle que nous la proposons sous forme de peinture, ne désigne pas la pratique ordinairement désignée par le terme « cartographie ». Cartographier n’est pas seulement une technique de représentation graphique d’un espace ou d’un territoire existant. Cartographier représente une activité vitale, impliquée par tout un processus pratique, naturel ou culturel, individuel ou collectif. Une création artistique telle qu’une peinture par exemple, est une cartographie à partir du moment où elle crée de nouvelles constellations de sens et ouvre de nouveaux espaces possibles de connaissance, de réflexion et d’action.

Sur un plan esthétique, cartographier, c’est s’extraire le plus possible des normes, se soustraire aux règles convenues, s’émanciper des contraintes intériorisées et s’ouvrir à d’autres représentations possibles. C’est se laisser aller, sans perdre de vue la tradition, à ses propres règles, en rejetant les caractéristiques usuelles de l’œuvre, de la forme, des formes, de la matière, des matières, et de l’esthétique telle qu’imposée par les formateurs de l’esprit artistique.

Mais comment cartographier l’inconscient, cet Autre en nous qu’on ignore le plus souvent mais qui nous fait. Et d’abord, qu’entend-t-on par inconscient ? L’inconscient renvoie implicitement à la psychologie des profondeurs, à savoir la psychanalyse. Cependant, bien avant l’avènement de la psychanalyse, des philosophes se sont penchés sur la notion d’inconscient. Au début du XVIIIe siècle en Allemagne, Leibniz développa son concept d’aperception pour essayer de la définir, considérant que l’aperception est « la conscience réflexive d’un état interne ». Dans le sillage de Thomas d’Aquin qui avait développé une théorie similaire, et tandis que l’époque était dominée par la théorie de Descartes selon laquelle la conscience est une et unique, Leibniz postulait que l’esprit humain pouvait avoir des perceptions inconscientes. Les travaux de Leibniz furent ensuite repris et développés par Eduard von Hartmann, autre philosophe allemand, qui postulait que l’existence de l’inconscient est un principe absolu du monde et que l’inconscient est présent dans tous les phénomènes de la vie : l’amour, la sensibilité, le caractère, la moralité, le jugement, le langage, la pensée…

Mais c’est avec la naissance de la psychanalyse que la notion d’inconscient émergea véritablement puisque Freud en fit le concept central de la théorie psychanalytique. Avec la publication de L’interprétation des rêves en 1899, il donna au terme « inconscient » un contenu spécifique : l’inconscient n’est pas réductible au « non conscient » mais renvoie à tout ce qui est au-delà du champ de la conscience. C’est un maillage d’idées, de perceptions et d’émotions qui forment notre psychisme, lequel influe sur nos actes sans être perçu par la conscience. Dans les pas de Freud, d’autres médecins développèrent leur propre approche et méthode de décryptage de l’inconscient, parmi lesquels Alfred Adler, à l’origine de la psychologie individuelle, Carl Gustav Jung fondateur de la psychologie analytique, Sandor Ferenczi, Wilhelm Reich… sans oublier bien sûr Jacques Lacan. L’inconscient est alors devenu un monde à déchiffrer et à interpréter. Cette approche psychanalytique de l’inconscient fut fondamentale car elle permit de comprendre des choses essentielles sur le fonctionnement de la dynamique humaine. Mais l’inconscient peut aussi être abordé sous un angle beaucoup plus poétique comme le berceau des passions, l’expression des désirs, le siège des émotions. Il peut et doit aussi conserver cette aura de mystère qui nous questionne. Un inconscient qui vit en nous et autour de nous, un inconscient qui nous fait ressentir le monde et qui nous pousse à agir pour le transformer, chacun à sa façon.

En 1979, dans L’inconscient machinique, Félix Guattari, toujours lui, écrivait : « L’inconscient a-t-il encore quelque chose à nous dire ? On lui a mis tellement de choses sur le dos qu’il parait avoir pris le parti de se taire ! Pendant longtemps on a cru qu’il était possible d’interpréter ses messages. Toute une corporation de spécialistes s’est attelée à cette tâche ! Mais le résultat n’a guère été brillant ! II semble bien qu’ils aient tout compris de travers ! L’inconscient parlerait-il une langue définitivement intraduisible ? C’est possible ! Il faudrait reprendre les choses par le début. D’abord qu’est-ce, au juste, que cet inconscient ? Un monde magique caché dans on ne sait quel repli du cerveau ? Un mini-cinéma intérieur, spécialisé dans le porno enfantin, ou dans la projection de plans fixes archétypiques ? Les nouveaux psychanalystes ont élaboré des modèles théoriques plus épurés et mieux aseptisés que les anciens ils nous proposent à présent un inconscient structural vide de tout l’ancien folklore freudien ou jungien, avec ses grilles interprétatives, ses stades psycho-sexuels, ses drames calqués sur l’antiquité… Selon eux, l’inconscient serait structuré comme un langage. Mais, cela va de soi, pas comme le langage de tous les jours ! Plutôt comme un langage mathématique. Par exemple, Jacques Lacan parle aujourd’hui couramment de mathèmes de l’inconscient… On a l’inconscient qu’on mérite ! Et je dois avouer que celui des psychanalystes structuralistes me convient encore moins que celui des freudiens, des jungiens ou des reichiens ! L’inconscient, je le verrais plutôt comme quelque chose qui traînerait un peu partout autour de nous, aussi bien dans les gestes, les objets quotidiens, qu’à la télé, dans l’air du temps, et même, et peut-être surtout, dans les grands problèmes de l’heure. (Je pense, par exemple, à cette question du choix de société qui refait invariablement surface lors de chaque campagne électorale.) Donc un inconscient travaillant aussi bien à l’intérieur des individus, dans leur façon de percevoir le monde, de vivre leur corps, leur territoire, leur sexe, qu’à l’intérieur du couple, de la famille, de l’école, du quartier, des usines, des stades, des universités… »

C’est cet inconscient là que nous cartographions. Un inconscient qui traine autour de nous, qui nous parle de nous et du monde dans lequel nous évoluons. Un monde d’émotions, de ressentis, d’affects, de fantasmes…

Janvier 2018